Soutien social et juridique

En Suisse, près de 300’000 personnes âgées peinent à joindre les deux bouts. Certaines d’entre elles souffrent également de la solitude. Les Caritas de Suisse romande les soutiennent avec des prestations adaptées. Reportage et témoignages.

C’est presque une œuvre d’art, tant les boîtes de pâtes sont bien rangées dans l’armoire de la petite cuisine de Nelly Séchaud, retraitée de 67 ans. Cette habitante de Sainte-Croix se prémunit comme elle peut contre les fins de mois difficiles. «Il m’arrive de finir le mois avec juste 10 francs, mais je m’arrange.» En disposant d’une réserve de pâtes, Nelly Séchaud peut manger à sa faim et ne pas dépasser les 50 francs de son budget courses hebdomadaire. Sa rente AVS est de 1400 francs. Elle a des aides pour le loyer et l’assurance maladie et son avoir mensuel atteint péniblement 2000 francs. Cela ne suffit vraiment pas quand sa rente n’est versée que le 5 ou le 7 du mois courant alors que les factures s’accumulent.

Mauro Poggia, conseiller aux États genevois, a récemment déposé une motion intitulée «Rentes AVS. Pour une date de versement qui tienne compte de la réalité des obligations financières des bénéficiaires». «Aujourd’hui, notre réglementation permet aux caisses de compensation de verser jusqu’au 20 du mois suivant, ce qui signifie que, par exemple pour le mois d’octobre, alors que le loyer et l’assurance maladie du mois d’octobre doivent être payés pour le 30 septembre, certaines personnes reçoivent leur rente au plus tard le 20 octobre. Cela oblige finalement ces personnes à l’AVS et à l’AI à faire les banquiers de ces caisses de compensation, ce que rien ne justifie. On vit dans une société d’échéances, mais on leur verse leur rente comme une charité.»

Son indignation n’a pas empêché le Conseil fédéral et une majorité de conseillers aux États de refuser sa motion en septembre dernier. Pugnace, le député genevois réfléchit à passer le relais à d’autres pour une intervention au Conseil national.

Pauvreté des seniors en augmentation

Une enquête représentative réalisée dans le cadre de l’Observatoire de la vieillesse de Pro Senectute Suisse montre qu’en 2022, un cinquième des personnes âgées de plus de 65 ans sont touchées par la pauvreté ou en sont menacées en Suisse. Parmi elles, 13,6% ne sont pas en mesure de faire face à une dépense imprévue supérieure à 2000 francs. Pour 86% des retraités et retraitées, le système des trois piliers offre une sécurité financière suffisante pendant la vieillesse, mais près de 300’000 personnes de plus de 65 ans sont cependant touchées ou menacées par la pauvreté.

Un cinquième des personnes âgées de plus de 65 ans sont touchées par la pauvreté ou en sont menacées en Suisse.

13,6% ne sont pas en mesure de faire face à une dépense imprévue supérieure à 2000 francs.

Une personne sur quatre de plus de 55 ans souffre de solitude.

Le phénomène va s’aggraver ces prochaines années en raison de l’évolution démographique et de l’augmentation constante du coût de la vie, notamment des primes d’assurance maladie dont on vient d’apprendre qu’en 2026, elles augmenteront de 4,4% en moyenne.

Des petits bonheurs

Quant à Nelly, comme beaucoup d’autres retraité-es, elle vit chichement en attendant tous les mois que sa rente soit versée à temps pour payer des créanciers qui, eux, sont toujours impatients. «Je travaillais sur la ferme de mon mari et j’étais caissière à 80% à la Coop. Comme j’avais un tout petit salaire, je n’ai pas pu cotiser au 2e pilier.»

Elle a 61 ans quand son mari lui annonce soudainement qu’il veut divorcer. Sans ressources, elle déménage «avec juste trois fourchettes et deux meubles» et se débrouille comme elle peut. Elle trouve un appartement où elle se sent bien. Entourée de ses deux chats et de quelques amies, elle se montre résiliente. «J’ai appris que le bonheur avec un grand B n’existe pas, je préfère les petits bonheurs.»

Double peine

Autre revers de la pauvreté chez les personnes âgées, la solitude. Les seniors qui connaissent une certaine précarité financière limitent leurs sorties et leurs activités sociales, renforçant ainsi leur isolement. Il est difficile d’inviter des amies et amis quand le souper s’annonce déjà très frugal pour soi-même. Selon l’Observatoire de la vieillesse de Pro Senectute, la solitude est un phénomène répandu chez les seniors. Une personne sur quatre de plus de 55 ans souffre de solitude.

La solitude accroît le risque de dépression, de troubles du sommeil et de perte d’appétit.

Oana Ciobanu, sociologue à la HETSL

Les contextes et les situations sont aussi variés que les définitions de ce phénomène, le mot solitude recouvrant plusieurs sens. Le fait d’être seul-e et le sentiment d’être seul-e ne vont pas nécessairement de pair avec une souffrance, et peuvent même être agréables. En revanche, les personnes touchées par la solitude souffrent d’isolement social, ce que certaines Caritas de Suisse romande tentent de rompre avec diverses activités comme on peut le voir à Neuchâtel ou à Genève.

La sociologue Oana Ciobanu, professeure à la HETSL (Haute école de travail social et de la santé Lausanne), observe en se référant à des chercheur-euses du Royaume-Uni, qu’au long de la vie, la solitude suit une courbe en U: «Elle est forte chez les jeunes, plus faible chez les adultes, puis en hausse après 80 ans, surtout quand le réseau social se réduit.» Auteure d’une Étude sur le sentiment de solitude chez les personnes âgées de 75 ans et plus résidant en ville de Lausanne, elle met en évidence les causes de la solitude:

  • vivre seul-e, notamment après la perte de proches
  • une situation financière difficile
  • une santé dégradée
  • un passé migratoire

Selon la sociologue, la solitude peut aussi être existentielle avec une perte de sens et une absence de liens profonds qui peut persister même si la personne âgée est entourée d’autres personnes. «La solitude accroît le risque de dépression, de troubles du sommeil et de perte d’appétit», affirme-t-elle en citant une chercheuse de référence dans l’étude de la solitude, la chercheuse néerlandaise Jenny de Jong Gierveld.

Oana Ciobanu donne quelques pistes d’actions pour lutter contre la solitude réelle ou ressentie:

  • sensibiliser les soignant-es et travailleuses et travailleurs sociaux en leur fournissant un outil de détection;
  • favoriser les loisirs accessibles, la sociabilité de voisinage, l’adhésion à des associations;
  • former aux outils numériques pour garder le contact même si une récente étude montre que les seniors se débrouillent de mieux en mieux avec l’informatique;
  • intervenir tôt, par exemple après un veuvage, et adapter les activités aux sous-groupes (migrant-es, femmes, etc.) avec une évaluation régulière des programmes.

Savoureuses visites à domicile

La ville de Neuchâtel s’éveille à peine quand Karim, 63 ans, commence sa tournée marathon pour la Toque Rouge, service de repas à domicile de Caritas Neuchâtel. Chaque jour, il livre un repas chaud et équilibré à une trentaine de personnes, la plupart âgées ou fragilisées. Pour plusieurs d’entre elles, la visite de Karim est comme un rayon de soleil qui éclaire une journée assombrie par la solitude. Le sourire éclatant de Françoise qui ouvre largement la porte de son vieil appartement en est la preuve. Les quelques mots échangés semblent lui réchauffer le cœur.

Menée tambour battant, la tournée est entrecoupée de jolis moments de dialogue. Karim sait l’importance que sa visite revêt pour la plupart des personnes à qui il apporte un repas chaud. Montant et descendant des dizaines de marches d’escalier tous les matins, Karim conserve la forme et une bonne humeur à toute épreuve. Du bord du lac au haut de Neuchâtel, Karim connaît tous les raccourcis et entrelacs entre rues et ruelles. Là, il sifflote en montant au 4e étage, sésame pour qu’on lui ouvre, ici, il frappe avec entrain.

Parfois la porte reste close. «Il y a des personnes qui préfèrent ne pas se montrer. Si la boîte du repas précédent est devant la porte, c’est OK.» Parfois pourtant des drames se sont noués et le ou la livreuse arrive trop tard. Pour Karim, ce n’est pas le cas. Au contraire. «Je lui dois beaucoup», affirme Louise. «Un jour, je suis tombée. Je n’arrivais pas à me relever.» Restée près de cinq heures allongée sur le sol de sa cuisine, c’est Karim qui la relève en venant livrer son repas. «Depuis, j’entre toujours jeter un coup d’œil pour voir si tout va bien», indique ce dernier, qui va poursuivre sa tournée jusqu’aux environs de midi avant de retourner à l’Espace des Solidarités où des repas sont servis pour la modique somme de 6 francs.

La nourriture est bonne, mais je viens d’abord pour l’accueil et la rencontre avec d’autres personnes.

Gilberte, cliente réguliere de l’Espace des Solidarités

Gilberte, 93 ans, et Janine, 81 ans, s’y retrouvent presque tous les jours pour ne pas manger seules. «La nourriture est bonne, mais je viens d’abord pour l’accueil et la rencontre avec d’autres personnes», relève Gilberte, alors que Janine approuve. «Heureusement que ce lieu existe, sinon on resterait seules toute la journée!»

Un lien entre générations

Né il y a une dizaine d’années, le programme de bénévolat intergénérationnel de Caritas Genève vise à lutter contre l’isolement social avec la visite hebdomadaire d’un-e bénévole chez une ou un senior. Aujourd’hui, entre 15 et 20 binômes sont actifs, chacun composé d’un-e jeune de 18 à 30 ans et d’un-e aîné-e âgé-e de 65 ans ou plus. Le recrutement des jeunes s’effectue principalement via des campagnes sur les réseaux sociaux, notamment au moment de la rentrée universitaire.

Fabrice Blondel, responsable du projet bénévolat intergénérationnel, est très attentif au processus de création des binômes en menant des entretiens individuels approfondis avec une recherche de compatibilité, et la priorité à une première rencontre réussie. La qualité prime sur la quantité de binômes. Les duos se rencontrent ensuite en moyenne deux heures par semaine, autour d’activités simples mais précieuses: promenades, discussions, repas partagés.

Rawan et Sophie

Parmi ces bénévoles, Rawan, une jeune femme d’origine syrienne, médecin de formation, raconte: «Sur Facebook, j’ai vu le témoignage d’une bénévole à Caritas Genève. Je me suis dit que c’était une bonne idée pour m’intégrer. J’ai postulé.» Sélectionnée, elle suit une formation, notamment sur l’écoute: «C’était important pour moi de bien me préparer.» Rawan, 27 ans, est ensuite mise en binôme avec Sophie, 69 ans, vivant seule. «La première fois, c’était un peu difficile, mais ensuite nous avons trouvé un rythme.» Peu à peu, la relation évolue: «Ce n’est pas un travail pour moi. C’est une relation amicale. Sophie est devenue comme une personne de ma famille, peut-être comme une grand-maman.»

 

Sophie est devenue comme une personne de ma famille, peut-être comme une grand-maman.

Rawan, bénévole chez Caritas Genève

Elles échangent beaucoup, notamment sur leurs cultures respectives: « Sophie me pose des questions sur ma vie, sur mon pays. Je lui ai préparé un dessert syrien. Elle a beaucoup aimé. On parle aussi de la culture suisse. J’apprends beaucoup.» Cet engagement a même influencé sa vision professionnelle: «J’ai commencé à réfléchir sérieusement à me spécialiser en gériatrie.» Et surtout, c’est le lien affectif qui fait toute la différence: «Elle m’appelle quand je suis malade. Moi aussi, je prends de ses nouvelles. C’est une vraie relation.» Enfin, Rawan souligne l’impact de cette expérience sur son intégration: «Cette activité est très importante pour comprendre les différences culturelles, les coutumes. Je me crée une nouvelle famille ici.»

Cet article est paru dans le «Caritas.mag». Le magazine des organisations Caritas régionales paraît deux fois par an.

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