Travail
Un travail malgré la loi du marché Sedrik Nemeth 02

Attentives à ne laisser personne au bord de la route, les Caritas de Suisse romande innovent en proposant un nouveau modèle d’offres d’emplois inclusifs qui adapte la demande aux compétences des chômeurs de très longue durée, et non l’inverse.

«Retrouver un travail, c’est ne plus être dans une agonie sociale», affirme Philippe Robin, ancien chômeur de longue durée de la ville de Mauléon en France. Participant à l’expérimentation «Territoires zéro chômeur de longue durée» («TZCL»), ce passionné de nature est devenu lombriculteur (éleveur de lombrics pour compost). Une belle idée parmi toutes celles qui ont jailli lorsque le projet «TZCL» a pu prendre forme dans sa ville avec l’appui des autorités nationales et régionales. Philippe produit, aujourd’hui, du terreau de qualité utilisé notamment dans le jardin collectif de l’entreprise à but d’emploi – entreprise sociale – qui le salarie grâce à l’activation des dépenses de l’aide sociale. Au lieu d’être payé à se morfondre en enchaînant les bières, comme il le confiait aux caméras de la chaîne M6*, il travaille en touchant un petit salaire. Il a pu s’acheter une voiture pour la première fois de sa vie, après avoir enfin passé son permis à l’âge de 55 ans. Une compétence supplémentaire ajoutée à son cursus qui s’était déjà bien étoffé grâce à «TZCL».

Pour sortir du chômage de très longue durée

«Le travail, n’est pas un privilège, c’est un droit essentiel à la survie de l’humanité, un partage fondamental de nos richesses», soutient l’historien français, Denis Lefebvre. Pour les Caritas romandes – Genève, Fribourg, Jura, Neuchâtel, Valais, Vaud – c’est aussi une évidence. Inspirées par l’expérience française, elles veulent lancer un projet qui pourrait permettre aux 10 000 chômeurs de très longue durée (deux ans et plus) de Suisse romande de retrouver un accès à l’emploi en utilisant, notamment, l’argent de l’aide sociale, afin d’adapter ou de créer des emplois sur mesure.

«Avoir un emploi me rendrait la liberté !» s’exclame Olivier, 59 ans, au chômage à Genève depuis plus de cinq ans. D’esprit indépendant, il ne supporte plus les contraintes liées à la perception de l’aide sociale et espère vivement que l’initiative aboutira. Intitulée «Cantons zéro chômeur de très longue duréeLe lien s'ouvre dans un nouvel onglet.», la démarche est particulièrement innovante et pourrait l’aider à retrouver un emploi. Les Caritas romandes ont mandaté Michel Cornut, consultant en management des organisations non profit et ancien chef du Service social de Lausanne, pour plancher sur le projet. Selon cet expert: «Lorsqu’il n’est plus possible d’adapter la demande à l’offre, comme on tente de le faire dans l’insertion traditionnelle, il est encore possible d’adapter l’offre à la demande.»

Des emplois inclusifs

Après une longue réflexion et d’intenses discussions, un nouveau modèle d’emplois inclusifs a émergé: afin que personne ne soit plus inemployable, les Caritas romandes proposent d’inverser les paradigmes habituels. Selon ce modèle (voir son résumé ci-après), un emploi est inclusif lorsqu’il est accessible à toute personne capable de l’exercer, autrement dit lorsque les discriminations usuelles, concernant des personnes âgées de plus de 50 ans ou originaires de certains pays, par exemple, n’ont plus cours. Parfois, il faut encore adapter l’horaire de travail aux contraintes auxquelles le candidat à l’emploi est soumis ou ajuster le cahier des charges, le rendement attendu et l’encadrement nécessaires à ses possibilités. On parle alors d’un emploi «inclusif adapté» ou «sur mesure» (les Caritas romandes le désignent comme un emploi «inclusif +»).

Acheter des emplois

«Le modèle de Caritas consiste à «acheter» des emplois inclusifs auprès des employeurs intéressés et à les «vendre» à l’aide sociale, explique Michel Cornut. Plutôt que de dépenser chaque année, des centaines de millions de francs en subventions diverses, l’aide sociale couvrirait plutôt des salaires et des charges sociales.» Un vrai retour sur investissement, puisque les futurs salariés seraient de nouveau en mesure de payer leurs cotisations sociales. Ce dispositif serait aussi capable d’offrir aux employeurs une aide à l’embauche, soit un service de recrutement gratuit, ainsi qu’une incitation à l’embauche, soit la prise en charge des coûts de l’emploi – en tout ou partie, temporairement ou durablement, selon les cas.

Le point de vue de l’entrepreneur

Si, en tant que citoyen, Ivan Slatkine, éditeur et président de la Fédération romande des entrepreneurs (FER) souhaite que chacun puisse trouver une place, autant économique que sociale dans la communauté, il y ajoute une réalité économique en tant qu’entrepreneur. «La première préoccupation d’une entreprise est de répondre à la demande de ses clients, afin de dégager une marge permettant de payer ses employés et ses charges. Elle s’adapte à la demande, pour pouvoir perdurer. Le projet de Caritas est intéressant, mais il renverse ce paradigme, en demandant aux entreprises d’adapter une partie des emplois proposés à l’offre des chômeurs de très longue durée. Au-delà de la rupture avec la réalité économique, cela représente un investissement, autant financier qu’humain, qu’il ne faut pas ignorer.» Toutefois, le président de la FER se montre ouvert. «Un rapprochement entre les réalités sociales et économiques mérite d’être soutenu. Une entreprise est aussi un acteur central de la société et ne peut faire abstraction de l’environnement dans lequel elle évolue. Elle a besoin de stabilité pour se déployer et tout ce qui peut être entrepris pour la conserver est a priori positif. J’ajouterai également que cette dimension sociale prend, aujourd’hui, une importance particulière aux yeux des citoyens. Une entreprise qui se couperait de cette réalité se couperait également, à terme, de sa clientèle comme de son personnel.»

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«Le travail, n’est pas un privilège, c’est un droit essentiel à la survie de l’humanité»

Le Modèle en cinq points

  1. La Suisse romande compte plus de 10 000 chômeurs de très longue durée (deux ans et plus) à l’aide sociale. Tout se passe comme si la plupart d’entre eux étaient définitivement inemployables.

  2. Pour que plus personne ne reste inemployable, les Caritas romandes veulent adapter l’offre à la demande; elles veulent créer une offre d’emplois inclusifs.

  3. Pour financer une telle offre, il faut activer la dépense passive du chômage supportée par l’aide sociale. Le modèle consiste à «acheter» de tels emplois auprès de tout employeur intéressé et à les «vendre» à l’aide sociale, en faveur des chômeurs de très longue durée dont elle a la charge. Cette dernière subventionne donc un dispositif capable d’offrir aux employeurs une aide à l’embauche. En activant la dépense passive du chômage qu’elle supporte, l’aide sociale transforme celle-ci en investissement. Une fois en emploi, les chômeurs de très longue durée peuvent de nouveau se projeter, relever des défis, se former. Et, pour une partie d’entre eux au moins, se rapprocher du marché de l’emploi jusqu’à s’affranchir, tôt ou tard, de toute aide financière publique.

  4. Pour mettre en œuvre ce modèle, les Caritas romandes appellent les organisations aujourd’hui actives dans l’insertion socioprofessionnelle à rejoindre un pool associatif au sein duquel elles mutualiseront des ressources et des compétences pour atteindre, ensemble, un but qu’aucune d’entre elles ne pourrait atteindre seule: des «Cantons zéro chômeurs de très longue durée». Un pool capable d’acquérir des emplois inclusifs et de les proposer aux demandeurs d’emploi concernés. Ce dispositif fera l’objet d’une concertation avec les autorités et les services publics compétents, d’une part, et avec les organisations qui le rejoindront pour contribuer à sa mise en œuvre, d’autre part.

  5. Une expérimentation de cinq ans confirmera ou non l’hypothèse présidant à son lancement: le libre choix et l’inclusion (plutôt que l’assignation et l’assistance) favorisent l’engagement et l’insertion, et les favorisent assez pour que la collectivité s’en trouve finalement gagnante, même d’un point de vue strictement financier.

Laverie Caritas 04 clair

«Le travail donne à l`homme sa dignité.»

Indira Gandhi

Caroline 47 ans, au chômage depuis six ans

«J’aimerais essayer de faire bouger les choses. Tenter d’interpeller les politiciens sur la question du chômage de longue durée. C’est pour cela que j’adhère au projet «Cantons zéro chômeurs de longue durée». Me concernant, mon projet professionnel n’était pas de toucher l’aide sociale. J’ai découvert que les bénéficiaires étaient souvent considérés comme les restants de la colère de Dieu. J’ai pourtant un CFC de laborantine en biologie et je viens d’obtenir un deuxième CFC d’employée de commerce, en faisant une validation d’acquis à Caritas Genève. Mes anciens camarades d’études comprennent peu mon parcours qui fait que je me suis trouvée plusieurs fois au chômage, notamment en raison de la faillite de l’entreprise. Le problème du chômage de longue durée, c’est qu’on perd aussi des relations amicales. Je ne sors plus avec des amis, car je n’ai pas envie que cela soit eux qui paient tout le temps. Dans ces occasions-là, je me suis sentie vraiment misérable. Le problème, c’est que mon réseau professionnel s’est aussi beaucoup réduit. Pour trouver un emploi, je ne peux passer que par les petites annonces. Le projet de Caritas me permet de me projeter. D’avoir l’espoir de trouver un job qui aurait vraiment du sens pour moi. Cela changerait tout pour moi. Sortir de l’Hospice serait merveilleux. Après plusieurs années de chômage, je suis épuisée. Je fonctionne sur des batteries à plat. J’ai besoin de vacances, mais je ne sais même pas si la mer me reconnaîtrait: il y a tellement longtemps que je ne me suis pas posée sous un parasol sur une plage de la Méditerranée…

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Le problème du chômage de longue durée, c’est que mon réseau professionnel s’est aussi beaucoup réduit.
Caroline, 47 ans

Michael*, 52 ans, au chômage depuis cinq ans

«Je suis terriblement frustré de ne pas pouvoir travailler. Et cela fait cinq ans que cela dure! Ce n’est pas une question de formation. Au contraire. Je suis diplômé de l’Ecole hôtelière de Lausanne. J’ai été sous-directeur d’hôtel pendant une quinzaine d’années. Puis, je me suis séparé de ma femme. Hôtellerie et enfants n’étant pas vraiment compatibles, je suis devenu indépendant dans le domaine de la livraison de boissons et, ensuite, dans celui du matériel de bureau. J’ai créé seul un réseau de 1500 clients. J’ai acquis de nouvelles compétences. J’ai trop de qualifications. Aujourd’hui, on me dit que je coûte cher. Ma femme est partie à l’étranger en 2013, me laissant m’occuper, seul, de nos deux filles adolescentes. J’ai perdu mon travail peu après. Pendant trois ans, j’ai été très mal. J’étais au chômage et je ne recevais même pas les allocations familiales. J’ai dû aller chercher de la nourriture gratuite ou meilleur marché à Caritas Vaud, mais cela, mes filles ne le savent pas, car je veux les protéger. Elles étudient grâce à des bourses: ce sont mes championnes. J’attends qu’elles soient complètement hors de la coquille. Quand ma petite aura 25 ans, je prendrais des risques. Pour l’instant, j’ai encore des poursuites aux impôts qui m’empêchent de lancer ma propre affaire. Actuellement, moins j’ai d’argent, plus je suis content. Cela évite les tentations inutiles. Je n’ai besoin de rien, sauf d’un boulot. Dans ce sens, le projet de Caritas me plaît. Notamment l’idée que les employeurs s’adaptent à vos compétences pour créer des emplois. Il m’a redonné de l’espoir, car je les ai souvent proposées, mais on ne m’écoute plus.»

*Prénom fictif

Christian, 59 ans, au chômage depuis trois ans

«J’ai plus de vingt-cinq métiers à mon actif. J’aurais voulu être bûcheron, mais cela n’a pas été possible. Après un CFC d’imprimeur typographe, j’ai eu un parcours professionnel mouvementé. Soit il n’y avait plus de boulot, soit c’était la santé qui défaillait. J’ai été une sorte d’électron libre, mais, partout où je suis allé, je me suis adapté. Je suis resté treize ans dans ma dernière entreprise comme aide-décolleteur. Puis, j’ai commencé à avoir des vertiges, à faire de l’arythmie. J’ai dû me faire poser un pacemaker en 2009. J’ai aussi eu deux pneumothorax, un en 2003, l’autre en 2017. Et encore plusieurs interventions chirurgicales en deux ans. A ma dernière opération, on m’a demandé de faire des directives anticipées. C’est assez effrayant et moralement dur à supporter quand on traverse tout cela, tout seul. Je suis célibataire, mes parents sont décédés et ma sœur habite au Canada.

Depuis, j’ai toujours l’angoisse que ça recommence. Le stress survient rapidement. Je suis d’ailleurs suivi psychologiquement. J’aimerais pouvoir travailler jusqu’à ma retraite, mais je suis vite fatigué. J’essaie de trouver une activité adaptée, comme me l’a conseillé l’AI qui n’a pas voulu entrer en matière sur mon cas. Cela fait deux ans que je réfléchis à un emploi possible pour moi. Mon rêve aurait été d’être pilote de drone, mais la formation coûte cher et ma santé précaire est un obstacle supplémentaire. J’ai commencé de travailler aux Ateliers Propul’s à Caritas Jura. J’aimerais participer à son nouveau projet pour démontrer que c’est possible de pouvoir choisir son activité et, surtout, de ne plus être sous-estimé pour ce que l’on fait.»

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