31.05.2023

«Le droit à l’alimentation est universel et concerne tout le monde»

La précarité alimentaire fait débat sur la place genevoise en vue des prochaines votations en faveur d’un droit à l’alimentation. Rencontre avec la chercheuse Anne-Laure Counilh.

«Le droit à l’alimentation est universel et concerne tout le monde»

La précarité alimentaire est au cœur de l’actualité genevoise. Le 18 juin 2023, le peuple sera appelé à voter sur l’introduction d’un droit à l’alimentation comme droit fondamental dans la Constitution genevoise. À la suite de la pandémie, l’État de Genève et la HES-SO Genève mandataient des chercheurs et des chercheuses pour étudier le système d’aide alimentaire et différentes structures existantes dans le canton, parmi lesquelles les Épiceries Caritas. Anne-Laure Counilh apporte quelques éclairages sur cette question et l’étude à laquelle elle a pris part, intitulée De l’aide alimentaire au droit à l’alimentation. Ressources, besoins et pistes de transformation à Genève*.

Qu’est-ce que le droit à l’alimentation?

Le droit à l’alimentation a été défini dans le cadre des organisations internationales. Destiné aux pays pauvres dans un premier temps, c’est assez récent que les pays riches s’en soucient. Il s’agit d’un droit humain, universel qui vise à protéger les personnes et leur droit à se nourrir dans la dignité.

En 2001, Jean Ziegler, alors rapporteur spécial des Nations Unies, en donnait la définition suivante : «Le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne.»

La fin est particulièrement intéressante. On parle souvent de dignité en parlant de précarité et d’aide alimentaire, mais on oublie cet aspect psychique. Or le fait de recourir aux dispositifs d’aide alimentaire, et l’organisation complexe que cela nécessite pour se nourrir correctement, nous et notre famille, est une grande source d’angoisse. C’est une dimension importante dans le droit à l’alimentation, tout comme l’idée d’avoir le choix.

Quelle différence avec l’aide alimentaire?

Le droit à l’alimentation n’est pas une aide, c’est un droit universel qui concerne tout le monde. L’aide alimentaire est un support ponctuel conçu pour faire face à des situations de crise, que ce soient des crises de grande ampleur comme la crise sanitaire ou l’inflation ou des crises individuelles qui interviennent à des moments de la vie (perte d’emploi, dettes).

Le problème, c’est lorsque cette aide ponctuelle se pérennise et devient une manière ordinaire de s’alimenter. C’est malheureusement le cas pour de plus en plus de personnes. Et le système actuel pose un grand nombre de contraintes, notamment en termes de choix, de lieux et d’horaires, mais aussi en termes de quantité et qualité. Généralement, le créneau pour venir chercher son colis alimentaire, avec des aliments que l’on n’a pas choisis, est très limité et dans un lieu fixe, où que vous habitiez. Certaines personnes doivent parfois choisir entre accepter des heures de travail ou aller chercher son colis d’aide alimentaire. De plus, un cabas, distribué même de manière hebdomadaire, ne suffit pas à couvrir les besoins de nourriture pendant toute une semaine.

Que représente l’alimentation?

C’est un besoin de base, biologique, qui fait partie des besoins fondamentaux. Mais c’est bien plus large que ça. L’alimentation a aussi une dimension sociale, culturelle, identitaire et symbolique. Autour d’un repas, on partage des discussions, des valeurs. C’est important de pouvoir choisir sa nourriture, cuisiner ce qu’on connaît, ce qu’on aime, et choisir ce qu’on transmet à ses enfants ou à ses proches.

Qui sont les gens en précarité alimentaire?

Les familles à petit budget sont très concernées, notamment les familles monoparentales. Les personnes âgées avec des petites pensions. Les personnes en situation irrégulière, qui ont des revenus très inférieurs à la moyenne. Ce qui est moins connu, ce sont les travailleurs et travailleuses pauvres ; il y a un grand nombre de gens qui travaillent, au moins à temps partiel, mais n’arrivent pas à se nourrir correctement.

L’alimentation est souvent la variable d’ajustement sur laquelle on peut rogner dans un budget, contrairement au loyer et d’autres factures. Et à la différence de l’habillement, cela ne se voit pas. Dans notre étude en 2022, de nombreuses personnes ont affirmé ne pas faire trois repas par jour et 31% des familles disaient avoir impacté la qualité et/ou la quantité des repas, parfois même de leurs enfants. Toutefois, les parents admettent sauter plus souvent des repas afin de ne pas limiter ceux des enfants.

Les étudiants sont aussi concernés mais leur positionnement est différent. Ils considèrent cette précarité alimentaire comme passagère, le temps d’arriver à un boulot rémunérateur, et voient une porte de sortie.

Quant aux SDF, ils sont pris en charge par d’autres structures. La question de la grande précarité et celle de l’aide alimentaire sont traitées à part.

Les Épiceries Caritas répondent-elles à un droit à l’alimentation?

Cela va dans ce sens, oui. Selon la définition, qui souligne l’importance du choix et de la dimension identitaire, sociale et symbolique de l’alimentation, avoir le droit de choisir ce que l’on mange est un enjeu de justice sociale important. Les Épiceries Caritas permettent aux personnes qui ont peu de moyens de remplir leur panier de courses comme tout le monde.

Par ailleurs, les horaires d’ouverture sont identiques à ceux des commerces normaux, ce qui n’ajoute pas une contrainte supplémentaire. Être client d’une épicerie ne signifie pas du tout la même chose que d’être bénéficiaire d’une organisation d’aide alimentaire. C’est une grande différence pour le droit à l’alimentation.

Néanmoins, fréquenter les Épiceries Caritas suppose de ne pas être trop pauvre. Car même à prix cassé, il faut quand même payer son panier. Par ailleurs, le fait que l’accès soit réservé aux personnes à faible revenu va un peu moins dans le sens d’un droit à l’alimentation, car il y a une dimension stigmatisante.

Quelle est la situation à Genève aujourd’hui?

Le recours à l’aide alimentaire est en constante augmentation, les organisations font état de toujours plus de demandes. Depuis deux ans, il y a à Genève une vraie réflexion sur cette «fuite en avant». Le nombre de bénéficiaires grossit et on essaie en permanence de trouver plus d’argent pour donner plus de colis. Cela ne peut pas continuer ainsi et on prend conscience qu’il y a peut-être une façon de penser le système différemment, d’où ce débat sur le droit à l’alimentation.

Quel est le rôle de l’état dans le droit à l’alimentation?

Le rôle de l’état est de veiller à ce que tout le monde ait suffisamment de nourriture. Il doit garantir ce droit humain fondamental. Et c’est précisément cela que vise le droit à l’alimentation.

Quel est l’enjeu de la votation du 18 juin?

C’est de traduire ce droit de manière un peu plus moderne et de remettre sur la table le débat autour de l’aide alimentaire. Le fait qu’elle devienne une manière ordinaire de s’alimenter pour un nombre croissant de personnes n’est pas acceptable. Il est temps de se poser des questions sur son fonctionnement, d’améliorer les prestations et de reposer les conditions en termes de justice sociale, afin que tout le monde soit mis à la même enseigne. Cette votation est donc une belle occasion de repenser le système, avec tous les acteurs autour de la table, c’est-à-dire aussi les bénéficiaires. C’est une bonne manière de faire évoluer le système.

Et cette réforme doit se réfléchir dans sa globalité et pas uniquement dans ce qu’on distribue aux plus pauvres. Le système alimentaire se pense aussi là où on produit: quels choix fait-on pour produire, pour transformer, etc. Mais tant qu’on sera dans un système orienté économiquement vers une rentabilité très forte, qui est le premier facteur de décision, il sera difficile de changer les choses.

Quelle forme pourrait prendre ce droit à l’alimentation?

Il y a deux étapes dans la votation : d’abord l’inscrire comme un droit fondamental, puis élaborer les lois d’application. Cela pourrait prendre beaucoup de formes différentes, comme par exemple un revenu universel, ou une carte de crédit avec un montant mensuel consacré à la nourriture mais utilisable dans n’importe quel magasin, ou encore des épiceries sociales avec une fréquentation mixte, accessible par quartier et non par revenu. Divers projets pilotes sont en cours en Europe.

* Auteur∙e∙s : Ossipow L., Counilh A.-L., Cerf Y., Martenot A. & Renevier J.


Anne-Laure Counilh est chercheuse et enseignante en sciences sociales, spécialisée dans les questions liées aux inégalités et à la justice sociale. Collaboratrice depuis plusieurs années au sein de la Haute Ecole de Travail Social (HETS) de Genève, elle déménage à la HETS du Valais dès le 1er juin 2023 en tant que professeure associée.