26.11.2025
Droit à l'alimentation : « Un changement de paradigme » - Interview Thierry Apothéloz
Deux ans après le vote populaire en faveur du droit à l'alimentation, son application à Genève se décline dans un avant-projet de loi. Président du Conseil d'État et artisan du dispositif, Thierry Apothéloz en détaille les enjeux. Interview.
Le 18 juin 2023, 67,6 % des Genevoises et Genevois acceptaient d’inscrire le droit à l’alimentation dans la constitution cantonale. Deux ans plus tard et à l’issue d’un travail collectif conséquent impliquant une trentaine d’organisations et d’associations, dont Caritas Genève, le Conseil d’État vient de mettre en consultation son avant-projet de loi « pour une alimentation solidaire et durable ». Thierry Apothéloz, président du gouvernement et artisan du nouveau dispositif, répond à nos questions.
Quelle est la philosophie de cette nouvelle loi ?
Thierry Apothéloz : Nous sommes aujourd’hui à un moment charnière. On constate une hausse de la précarité à Genève, une hausse conséquente du nombre de dossiers à l’aide sociale et une augmentation croissante des demandes en lien avec l’alimentation, à travers Partage, les Colis du Coeur ou les épiceries Caritas. Au sortir du Covid, nous postulions que la demande extraordinaire liée à la crise sanitaire allait se résorber, mais ce n’est pas le cas…
Dans ce contexte, et à la faveur de la volonté constitutionnelle, nous devons changer de paradigme. Avec cette loi, nous voulons sortir d’une logique de charité pour aller vers un système qui rend de la dignité et de la responsabilité aux gens. Ce n’est pas une remise en cause du travail des acteurs et actrices de l’aide alimentaire, qui sont pour beaucoup bénévoles et dont l’engagement est précieux. Mais je pense qu’on doit aujourd’hui changer de cap.
Comment concrétiser ce changement ?
Il s'agit de remplacer progressivement l'aide alimentaire en nature, telle qu'elle existe aujourd'hui, par une aide monétaire permettant un choix digne et responsable. Notre dispositif prévoit des cartes alimentaires permettant à certains bénéficiaires de faire leurs courses dans les magasins partenaires de leur choix. Il s’agit de laisser la liberté à chacun∙e d’acheter ce qu’il veut et où il veut selon ses besoins. Il est temps de faire confiance aux gens ! Quand on distribue des cabas alimentaires, ce sont certes des biens en plus, mais je n’y trouve pas beaucoup de dignité et d’autodétermination.
Les colis alimentaires vont-ils disparaître ?
Non, ils font également partie du dispositif et seront accessibles via la carte. Les bénéficiaires pourraient ainsi décider, selon leurs priorités, de prendre un cabas plus fourni mais avec moins de choix, ou utiliser leur carte dans un commerce. Je tiens à préserver une forme d’universalité de la prestation et le changement de système ne doit pas conduire à restreindre l’accès de certains publics à un soutien alimentaire. L’octroi d’une carte sera soumis à certaines conditions et tout le monde n’y aura pas accès. C’est pourquoi le dispositif prévoit également des prestations de restauration collective gratuites et avec un accès bas seuil, type Le Caré. Ce sont des instruments complémentaires. Le système doit rester le plus agile possible.
« Ma priorité était de traiter la question de la précarité alimentaire, mais la loi propose une vision plutôt large de l’alimentation. »
Qui va piloter ce dispositif ?
Nous proposons de créer une fondation pour piloter le dispositif de solidarités alimentaires. Elle définira par exemple la charte et les critères à mettre en place avec les commerces partenaires, les conditions d’utilisation de la carte ou les principes d’un accueil digne et non-discriminatoire. Une fondation aurait l’avantage de pouvoir fédérer à la fois des compétences cantonales, communales et associatives et d’intégrer également des représentant∙es des milieux agricoles et de la distribution.
Comment comptez-vous financer cette loi dans le contexte budgétaire actuel ?
Communes, canton et structures privées pourront mettre leurs financements en commun pour une prise en charge coordonnée. C’est aussi l’intérêt d’avoir cette multiplicité de partenaires. Pour ce qui est du canton, je pars du principe qu’on doit démarrer avec les moyens existants. Si on attend que tout soit parfait, on en a pour des années au vu du contexte actuel. L’idée est donc de commencer par les 4,5 millions de francs actuellement dévolus à l’aide alimentaire. Les communes participeraient de leur côté de manière conséquente à la fondation et au financement des cartes d’achat. Des mécènes pourraient aussi y contribuer. Il est maintenant indispensable d’initier cette nouvelle gouvernance de l’aide alimentaire et une fois celle-ci déployée, de faire évoluer les dispositifs selon les besoins sociaux, environnementaux et de santé publique.
Quid des autres aspects de la loi ?
Ma priorité était de traiter la question de la précarité alimentaire, mais la loi propose une vision plutôt large de l’alimentation. Elle entend par exemple renforcer la lutte contre le gaspillage, encourager une production agricole saine et de proximité, améliorer la transparence sur les aliments vendus ou encore promouvoir une alimentation saine et équilibrée, notamment à travers la restauration collective (écoles, EMS, hôpitaux, etc.). Nous proposons également d’interdire les distributeurs d’aliments ultra-transformés dans les établissements publics.
Pourquoi le droit à l’alimentation est-il si important à vos yeux ?
D’abord, je reste profondément marqué par ce qu’il s’est passé pendant le Covid, les longues files d’attente pour de l’aide alimentaire. J’en ai été frappé mais malheureusement pas surpris. Il existe à Genève une précarité bien connue des associations comme Caritas.
Par ailleurs, je trouve que l’État devrait être plus engagé sur la question de l’alimentation en général, au vu de son importance pour notre santé, pour les enfants, pour les personnes âgées, etc. J’ai aussi la conviction que la prévention est toujours meilleure que la réparation.
Le droit à l’alimentation ouvre la voie à une nouvelle politique publique à Genève. Dans le social, nous sommes trop dans la contrainte, sous condition de ressources. Avec l’alimentation, mon objectif est d’ouvrir les portes au maximum et de ne perdre personne en route, indépendamment de la couleur du passeport ou du statut. Cet article constitutionnel est une formidable opportunité, même s’il ne règle pas tout. La recherche de solutions pragmatiques, dans un contexte politique qui est plutôt celui de la fermeture, de l’isolationnisme ou de l’exclusion, me motive énormément. C’est un beau combat politique à mener.
Le droit à l’alimentation, c’est quoi ?
Le droit à l’alimentation est un droit humain universel, inscrit dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies de 1966. En juin 2023, les électrices et électeurs du canton de Genève ont accepté à 67,6 % d’inscrire ce droit dans la constitution cantonale. Le nouvel article 38A est ainsi rédigé : « Art. 38A Droit à l’alimentation Le droit à l’alimentation est garanti. Toute personne a droit à une alimentation adéquate, ainsi que d’être à l’abri de la faim. »
Depuis le vote de 2023, l’État a réuni une trentaine d’organisations et d’associations actives dans le social, l’agriculture, le commerce alimentaire, etc., au sein de groupes de travail, afin d’élaborer les pistes d’un projet d’application de ce droit à Genève. Fort de ce travail, le Conseil d’État vient de déposer l’avant-projet de loi « pour une alimentation solidaire et durable », mis en consultation publique jusqu’au 5 décembre 2025.
Retrouvez l’avant-projet de loi et le formulaire de consultation ici.