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Les «permis B» perdus dans la jungle administrative

Texte : Mario Togni

Pour les sans-papiers, l’obtention d’un permis de séjour est synonyme de liberté et de nouveaux droits. Mais il s’accompagne aussi de devoirs et d’une foule de nouvelles contraintes administratives, souvent source d’un profond désarroi. Caritas Genève a développé un programme de soutien aux personnes nouvellement régularisées.

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De gauche à droite: Gianna De Mita et Samirah Sbaï, assistantes sociales chez Caritas Genève.

Douze ans. Guegue Jargalsaikhan a dû attendre douze longues années avant de pouvoir, enfin, retourner voir sa famille en Mongolie. C’était en 2019, après le dépôt de sa demande de régularisation. La liberté totale arrivera trois ans plus tard, avec l’obtention du précieux permis B (autorisation de séjour longue durée). Employée de maison dans une famille genevoise, la jeune femme célibataire vit et travaille en Suisse depuis 2009.

Comme pour tous les travailleurs et travailleuses sans-papiers, recevoir le permis de séjour fut d’abord un immense soulagement. Une liberté de mouvement retrouvée et, surtout, la fin de cette peur au ventre quotidienne, la peur d’un contrôle de police inopiné au coin d’une rue. «Après des années à me cacher, j’ai enfin pu sortir tranquille», confie-t-elle. Pourtant, très vite, d’autres angoisses sont apparues, liées à des lettres incompréhensibles, des factures et autres formulaires complexes.

En agissant tout de suite, dès l’obtention du permis, cela permet aux gens de gagner du temps et d’anticiper des difficultés futures.
Samirah Sbaï, assistante sociale chez Caritas Genève

Avalanche de démarches
Tout en octroyant des droits, le permis de séjour implique de nouveaux devoirs… et une avalanche de démarches administratives auxquelles les personnes fraîchement régularisées ne sont pas du tout préparées: assurance-maladie, impôts, accueil parascolaire des enfants, logement, regroupement familial, etc. Pour les guider dans cette jungle administrative, Caritas Genève a développé un programme pilote d’accompagnement personnalisé.

Les réflexions ont démarré dans les premières années suivant l’opération Papyrus, qui a débouché sur la régularisation facilitée de plusieurs milliers de travailleurs et travailleuses sans-papiers à Genève entre 2017 et 2018, explique Gianna De Mita, l’une des assistantes sociales à l’origine du projet. «Après avoir obtenu le permis B, ou proche de l’échéance du renouvellement, nous avons constaté que beaucoup de personnes venaient s’adresser à notre permanence sociale, complètement perdues.»

Le risque des dettes
Certaines avaient accumulé des dettes importantes (impôts, assurance-maladie) et la plupart n’avaient pas connaissance de leur droit à des aides publiques, comme les subsides d’assurance-maladie ou même le chômage après la perte d’un emploi. Problème: le renouvellement du permis B est soumis à certains critères, dont l’indépendance financière. Pour ces personnes en situation précaire, le risque d’un refus et d’un retour à la case départ est donc bien réel.

«Pourtant, ces problèmes peuvent être évités grâce à la prévention», souligne Samirah Sbaï, également assistante sociale chez Caritas Genève. «En agissant tout de suite, dès l’obtention du permis, cela permet aux gens de gagner du temps et d’anticiper des difficultés futures.» C’est dans ce but que le projet pilote a été mis en place, dès fin 2021. Depuis, quelque 112 personnes ou familles ont bénéficié de ce suivi spécifique.

Le Service juridique de Caritas Genève, qui traite de nombreuses demandes de régularisation chaque année, transmet les dossiers aux assistantes sociales dès qu’une réponse positive tombe. Les bénéficiaires sont contactés pour un premier rendez-vous, sur une base volontaire. L’accompagnement proposé dure une année, le temps de passer par toutes les étapes administratives usuelles.

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Au gré des besoins
Guegue Jargalsaikhan a bénéficié du suivi de mai 2022 à mai 2023. Durant un an, elle a eu des rendez-vous réguliers avec son assistante sociale Gianna De Mita. «Je ne sais pas comment j’aurais fait sans elle», assure la jeune femme mongole, infiniment reconnaissante. «Toutes ces démarches sont super compliquées», dit-elle. Elle a sollicité Caritas pour des questions d’assurance-
maladie, d’impôts, de subsides et de logement.

«Il faut s’imaginer que ces gens, en dix ou quinze ans de vie à Genève, n’ont presque jamais reçu de courriers des services étatiques…», poursuit Gianna De Mita. L’affiliation à une assurance-maladie est généralement la première étape, car le délai légal est court (trois mois) et des pénalités pour «affiliation tardive» peuvent être réclamées (lire encadré en page 5). Les consultations se poursuivent ensuite au gré des besoins et des échéances annuelles, selon un rythme variable.

Au bout d’un an, il serait illusoire de penser que les bénéficiaires sont parfaitement équipés pour faire face aux nombreuses contraintes administratives de la vie quotidienne. Selon leur point de départ, le chemin vers l’autonomie peut être encore long. «Mais au moins ils connaissent les prestations existantes et savent où poser des questions, c’est déjà beaucoup», conclut l’assistante sociale.

Une dynamique collective
À Genève, Caritas n’est pas seule à se préoccuper du sort des nouveaux détenteurs·trices du permis B. Il y a un an, en octobre 2022, plusieurs associations (EPER, CCSI, CSP et Caritas) se rassemblaient pour organiser une séance d’information publique spécialement dédiée à cette population. L’affluence avait dépassé toutes les attentes, témoignant d’un réel besoin. Cette dynamique interinstitutionnelle s’est poursuivie par des rencontres régulières. En parallèle, chaque association poursuit son travail dans ce domaine et des discussions sont en cours avec des partenaires publics et privés afin de trouver des financements pour développer de telles prestations.

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«Caritas nous aide beaucoup»

Maria Ocampo*, mère de famille originaire des Philippines, a la mine inquiète en arrivant chez Caritas Genève. Elle a contacté son assistante sociale pour un problème d’assurance-maladie. Sollicitée par un courtier, elle a changé d’assurance de base tout en souscrivant à une assurance complémentaire, sans en saisir tous les détails. Récemment, elle a reçu la police de sa nouvelle assurance pour 2024, mais aussi celle de l’ancienne qui refuse de supprimer son contrat en raison de retards de paiement. À cela s’ajoute la facture de la complémentaire…

Cette salve de courriers a suscité un vent de panique au sein de la famille, dont les deux parents travaillent dans l’économie domestique. En Suisse depuis 2012 et 2013, Monsieur et Madame Ocampo ont obtenu leur permis de séjour en mars 2023 avec l’aide de Caritas Genève. Ils bénéficient depuis du « suivi permis B » mis en place par notre Service de l’Action sociale. Samirah Sbaï, en charge du dossier, tente de rassurer Madame. La double affiliation à la LAMal est interdite et une des deux assurances sera annulée d’office. «Nous veillerons à ce que ce soit bien le cas, ne vous faites pas de soucis», explique-t-elle. Pour la complémentaire, cela risque d’être plus compliqué, mais l’assistante sociale s’engage à explorer toutes les pistes avec ses collègues juristes. Elle en profite pour lui imprimer les nouvelles demandes de subsides 2024, disponibles depuis peu.

L’entretien se poursuit avec une question concernant le parascolaire. Avec ses maigres revenus, Madame Ocampo peut obtenir l’exonération des frais de garde pour sa fille, mais c’est la première fois qu’elle doit faire elle-même les démarches. Quels documents faut-il fournir ? Comment les obtenir ? Quels sont les délais ? Autant de questions pour lesquelles le soutien de Caritas est plus que bienvenu.

«Je ne parle pas bien français et les documents sont compliqués», explique la mère de famille. «Le permis B a changé beaucoup de choses pour nous, c’est plus facile de trouver du travail, nous pouvons à nouveau voyager. Mais il y a aussi des nouvelles difficultés et Caritas nous aide beaucoup pour cela.»

*nom d'emprunt
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Assurance-maladie : des pénalités injustes

Ce n’est pas le seul travers de la LAMal, mais celui-ci est peu connu du grand public. L’assurance-maladie étant obligatoire en Suisse, la non-affiliation à une caisse est punie par des pénalités financières, qui viennent alourdir momentanément le montant de la prime. Pour les personnes nouvellement régularisées après avoir vécu en Suisse sans permis de séjour, cela conduit régulièrement à une situation kafkaïenne, qui peut avoir de lourdes conséquences financières.

Une fois arrivé en Suisse, le délai légal pour contracter une assurance-maladie est de trois mois. De leur côté, les personnes régularisées après un séjour illégal peuvent le faire en principe uniquement dès l’obtention de leur permis de séjour, pas avant. Pourtant, il est courant que les assureurs retiennent la date de demande de permis comme point de départ – ce qui peut remonter à quelques mois jusqu'à plusieurs années – et imposent des pénalités pour «affiliation tardive».

Primes et pénalités cumulées, les factures atteignent alors parfois des montants stratosphériques. «Nous avons vu des gens payer jusqu’à 750.- par mois et par personne! Ce sont des sommes gigantesques pour des familles précaires à très faibles revenus, alors que l’affiliation tardive est totalement indépendante de leur volonté», s’indigne Samirah Sbaï, assistante sociale.

Désormais, ces pénalités sont quasi systématiquement contestées et les équipes de Caritas Genève parviennent, sans trop de mal, à les faire annuler. Néanmoins, elles restent une des causes conduisant les nouveaux permis B à s’endetter, par peur des conséquences qu’auraient des retards de paiement.